Note autour du XIIème congrès de l'ARIC :
Décoloniser les savoirs et les pouvoirs
En voyageant abondamment en Amérique du sud dans les années soixante-dix j'avais pris conscience de la diversité culturelle des populations de ce continent. J'avais mesuré toute l'arrogance des colons hispaniques et portugais à construire des "pays" dans la foulée du nationalisme européen sous la houlette de Simon Bolivar qui reste encore aujourd'hui le mythe fondateur, avec Christophe Colomb, des nations latino-américaines. Cette figure fondatrice de l'origine apparaissait au routard que j'étais comme terriblement aliénante pour les populations Aymaras, Quechua et autres que je croisais sur les hauts plateaux andins comme en Amazonie. A mon regard ils n'étaient pas "péruvien", pas "boliviens", pas "équatoriens" bien que représentant plus de 75% de la population de leur "pays" : ils étaient les représentants d’un nombre conséquent de nations diverses et variées, parlant leur langue et partageant chacune leurs us et coutumes. J’avais aussi été choqué qu’un cinéma de Cordoba puisse diffuser un film argentin glorifiant le massacre de leurs indiens au début du 19ème au nom de la culture et de la civilisation.
Pendant cette période, j'avais ressenti et partagé cette révolte de l'indio, prenant conscience du racisme inhérent à la construction des entités politiques du continent : dans les armées (comme dans les entreprises) le général est blanc, l'officier est métis et le soldat est indio. Et surtout j’ai éprouvé la misère de l’indio, pas l’économique, mais celle, plus spirituelle, de ne pas avoir d’identité propre. J’avais vu des gens plus pauvres dans les villes indiennes de Bombay ou Calcutta, mais ces pauvres-là m’apparaissaient plus riches que l’indio car leur pauvreté était intégrée dans la culture dominante. En Amérique dite « latine » l’indio avait pour seule identité celle de « campesino », celui qui travaille la terre, mais à qui on ne reconnaissait pas ses valeurs culturelles ancestrales. Je me mis à penser que seule une révolution basée sur la restitution de ces valeurs pouvait faire du sens dans cette région du monde et j’avais visité, à La Paz, une cellule embryonnaire du mouvement indigéniste.
Il ne s'est fallu que l’espace d’une génération pour que le mouvement indigéniste porte au pouvoir l’actuel président bolivien et amène le gouvernement équatorien à élaborer un projet de constitution devant prendre en compte les identités indigènes du pays. En une seule génération ce mouvement est sorti de l’intimité des facultés d’ethnologie pour devenir un discours opérant sur le plan politique parce qu’il valorisait une identité « indigène » relevant d’une logique culturelle différente de celle imposée par les colons.
Le congrès de l'ARIC avait amené à Florianopolis un intéressant échantillon d'opérateurs de l'indigénisme militant et institutionnalisé, et j’ai organisé ma présence aux différentes sessions concurrentes en fonction de leur participation. L'Américaine Catherine Walsh, par exemple, avec sa vibrante communication sur l'histoire de cette révolte et de cette longue reconquête des identités "indigènes" n'a pas lésiné sur la nécessaire critique des mécanismes idéologiques engagés dans ce processus. En effet, toute dérive est possible (je pense immanquablement aux Khmers Rouges, au Sentier Lumineux, …). J'ai aimé ensuite entendre les propos de Jacques Gauthier, personnage haut en couleur, véritable transfuge de la culture académique française dans l'océan des Orixas de Bahia, pas seulement en esprit, mais de son corps tout entier. Le charme de Gauthier, c'est qu'il ne traite pas de l'interculturel en conquérant ou justicier, mais en tant que soumis; il se place d'entrée - c'est une posture épistémologique – presque comme inférieur aux collectivités qu'il côtoie plus qu'il n'étudie et dont il a tout à apprendre et rien à enseigner. Il fusionne avec l'Autre, s'y dissout, habite avec lui, épouse une afro-descendante, élève une petite métisse à Salvador, fréquente le Candomblé local et sait écouter ce que les plantes ont à lui dire, comme le lui ont appris les Kariri-Xocó... Il écrivait dans le texte de sa communication : « Très rarement [les cultures indigènes] reçoivent un statut de partenaires égaux en droits et en devoirs. [...] Les institutions éducatives tolèrent des universités interculturelles pour la formation de professeurs indigènes, mais rarement elles exigent des professeurs non indigènes ou qui n´exercent pas en territoire indigène qu´ils se forment aux pratiques éducatives indigènes . » Puis se succédèrent une kyrielle de communications d'enseignants et chefs de projets, chargés de mettre en oeuvre les politiques indigénistes des différentes administrations publiques en matière d'éducation et d'intégration des indigènes : "Le processus de scolarisation des étudiants indigènes en enseignement", "Ecoles indigènes : un espace pour le dialogue interculturel?", "Education indigène: frontières culturelles et inclusion sociale", etc. J'ai tout particulièrement retenu la communication de la Colombienne Zayda Sierra "Aprendiendo a construir relaciones interculturales no coloniales"... summum du paradoxe des profs blancs aux prises avec l’éducation des indios, paradoxe que son projet vise à réduire en mettant sur pied une formation universitaire en culture indigène. Mais son problème, c'est que les parents ne veulent pas que leurs enfants deviennent diplômés en science indigène, ils veulent qu'ils puissent travailler…
En écoutant toutes ces communications, j'ai vite commencé à être agacé par l'usage du mot "indigène". Le monde est tel que nous avons appris à le parler, disait le shaman de Castaneda, et les mots que nous utilisons pour parler et définir nos objets de recherche véhiculent toute une série de prénotions et d'implicites qui, in fine, reproduisent le monde comme il convient de le parler. Je ressentais de plus en plus comment ce terme dans la bouche de mes collègues transportait avec lui toute la logique coloniale. Aucun peuple à ma connaissance ne dit de lui qu'il est « indigène », à part peut-être celui des Valaisans, dans les Alpes suisses, qui ont inventé le forfait de ski pour « indigènes ». Lorsque dans nos langues latines nous disons "indigène" nous imaginons les conquistadores débarquant arme au poing de leurs navires sur les plages des Caraïbes ou du Brésil et découvrant les "bons sauvages". Bien sûr, de notre point de vue, la signification grammaticale du terme est correcte : un indigène est quelqu'un qui a été "engendré à l'intérieur" d'un espace considéré. Mais l'usage commun du terme fait de l'indigène le pauvre, l'inférieur, le sous-développé, l'illettré, le païen, le cannibale, le sauvage, celui qu'il faut instruire et sauver de l'ignorance. En utilisant ce mot, finalement, nous reproduisons une attitude conforme aux représentations qu'il véhicule: la supériorité, le racisme, le paternalisme, le refus de l'autonomie de l'autre, l'assimilation par ethnocide progressif - tout ce contre quoi le mouvement indigéniste s'était érigé... C'est bien là tout le paradoxe de l'usage du terme "indigène" dans le langage scientifique comme dans les politiques publiques qui s'en inspirent. Je n’y tiens plus et, me présentant comme « suizo nacido en el Uruguay », prends la parole publiquement – l’unique fois durant ce congrès – à peu près en ces termes (je traduis de l’espagnol et de mes souvenirs) : « En France on est Alsacien, Savoyard, Breton, Corse et j'en passe avant d'être Français » ai-je déclaré, avec beaucoup d'émotion et de colère contenue. « Le Guarani est guarani avant d'être paraguayen ou brésilien, comme l'Aymara ou le Quechua est quechua ou aymara avant d'être bolivien ou péruvien sur son passeport. Vous avez des noms, bordel! Appelez-vous par vos noms et cessez de croire que vous êtes des indigènes! A vous nommer vous-même indigènes, vous vous tirez une balle dans le pied et perpétuez ainsi vous-mêmes votre propre aliénation… » Silence dans la salle.
J’avais confessé ma honte et étais ému ; d’autres l’étaient également. Mais j’étais convaincu que déclarer et affirmer le nom de sa collectivité, telle qu'elle se nomme elle-même, était un point de départ obligé pour toute reconquête identitaire. Et qu’à cette fin, faire usage du terme « indigène » n’était pas ou plus politiquement correct.
Je poursuis : « Si je dis je suis Tupi parce que mon grand-père et ma grand-mère l'étaient, c'est beaucoup plus structurant et efficace que de dire je suis un indigène ! En soi le terme ne veut rien dire : nous sommes tous des indigènes de la Pacha Mama, et le monde n'est pas fait des Occidentaux d'un côté, et des "Indigènes" de l'autre! »
Le président de séance et d’autres m’expliquent qu’en Amérique Latine « indigène » est devenu le drapeau d’une lutte, une bannière de ralliement de toute la mosaïque des ethnies du continent et qu’il fallait bien un mot pour tous les fédérer. L'Algérienne Tchirine Mekidesh partageait mon malaise et suggérait de substituer "indigène" par "peuples premiers", mais ça ne m'allait pas non plus car ce terme m'apparaissait comme un piètre déguisement de celui qu'il devait remplacer. De plus il nie l'histoire sanglante des empires aztèques, Maya ou Incas qui se sont construit par l'asservissement et le massacre de nombreuses ethnies dont nous n'avons jamais connu les noms.
Marcos Terena, titulaire de la « chaire indigène itinérante » au Brésil et qui avait ouvert la session en nous expliquant comment, dans sa culture Xané du Pantanal, on n’apprend pas les mêmes choses de jour que de nuit, reprend la parole pour me donner raison. Il présente publiquement tous ses autres condisciples, provenant du Mexique jusqu’en Terre de Feu, en citant le nom de leurs ethnies, avec ce calme qui nous donnait l’impression de ne plus être dans une université occidentale, mais sous l’arbre à palabres du village. Puis, il se tourne vers moi pour conclure en disant « je pars ce soir, mais je peux vous assurer que j’emmène votre colère avec moi dans mes bagages. »